Interview – Biram Ould Dah Ould Abeid : «La supériorité raciale structure l’univers arabo-musulman»

Interrogé sur les pratiques d’esclavage que le monde découvre stupéfié en Libye, le président de l’Initiative de résurgence du mouvement abolitionniste en Mauritanie (IRA Mauritanie), s’étonne que la communauté internationale «s’émeuve de sa pseudo-nouveauté».

«Une telle tragédie, explique-t-il, dans cette interview à Algeriepatriotique, s’enracine dans une tradition de razzias et de supériorité raciale qui structure l’univers de sens arabo-musulman».

Algeriepatriotique : Un reportage de la chaîne américaine CNN sur la traite des migrants en Libye a ému le monde et démontré que le phénomène de l’esclavage avait de beaux jours devant lui. Vous qui représentez une ONG qui appelle à l’abolition de l’esclavage, quelle a été votre réaction ?

Biram Ould Dah Ould Abeid : Je me sens amer, blessé et sceptique quant à la réaction de la communauté internationale officielle. Les gouvernements africains, ceux du monde arabo-musulman, ainsi que les puissances occidentales ont joué chacun sa part de comédie. En réalité, rien n’a été fait au-delà de la symphonie de l’indignation faussement surprise, dont la finalité consiste à absorber la réprobation du moment.

Les dirigeants et les faiseurs d’opinion dans le monde arabo-musulman, dont fait partie la Libye, savent que dans toute leur sphère socioculturelle et géographique, l’homme noir reste perçu et traité – quand les circonstances le permettent – en esclave.

D’ailleurs, il n’est pas indifférent que les termes noir et serviteur, tels khadim, oussif, abd, soudani, soient synonymes dans la plupart des dialectes arabes.

La Mauritanie, les pays de l’Afrique du Nord, ceux du Moyen-Orient et d’Asie mineure connaissent, selon des degrés proportionnels à leur diaspora d’origine africaine, des pratiques de racisme ou de traite plus ou moins exacerbées. Mais le déni choque davantage quand le reproduisent les peuples victimes.

Les gouvernements de l’Afrique au sud du Sahara, ainsi que les élites pionnières des luttes contre le préjugé racial, la colonisation et l’apartheid ont sacrifié le sort des diasporas noires dans le monde arabo-musulman ; elles adoptaient la posture du silence sur la traite transsaharienne et orientale, et ce, au nom d’une triple solidarité – tiers-mondiste, confessionnelle et continentale – face à l’homme blanc. Or, ce commerce des personnes aura autant meurtri l’Afrique que son pendant triangulaire et atlantique.

Aujourd’hui, l’omission cynique aura reproduit un négationnisme dévastateur sur la mémoire des populations. Peu de jeunes Africains connaissent ce versant de leur histoire ; aujourd’hui, ils le découvrent en Libye et s’émeuvent de sa pseudo-nouveauté.

Or, une telle tragédie s’enracine dans une tradition de razzias et de supériorité raciale qui structure l’univers de sens arabo-musulman, jusqu’aux confins de la Perse et de l’Inde.

Au-delà du Sahel et du Maghreb, vous en trouverez les traces encore fraîches à Zanzibar et sur tout le littoral Swahili où les bateaux à destination de l’«Arabie heureuse» accostaient pour prendre leur cargaison de futurs eunuques, concubines et nourrices.

La traite d’humains a toujours existé, que le monde fait mine de découvrir avec les images rapportées des ventes aux enchères des Subsahariens en Libye. L’esclavage serait-il plus légitime en Mauritanie, en Centrafrique, au Soudan… qu’en Libye ?

Comme vous le soulignez, l’on dirait que l’esclavage et la traite des Noirs tiennent d’une certaine banalité en Mauritanie, au Nord-Mali, au Niger, au Tchad, au Soudan, dans le Moyen-Orient et davantage d’un crime sur les côtes de Libye.

Pour un descendant de captifs comme moi, ressortissant d’un pays dont des hommes et femmes naissaient (et pour certains encore aujourd’hui) propriété privée de leurs concitoyens, la distinction prête à sourire. 20% de notre population vivent toujours diverses contraintes de l’infériorité de naissance : nombre de mes congénères travaillent contre leur gré, sans salaire décent, ne vont pas à l’école, subissent les viols en toute impunité et doivent s’accommoder de la stigmatisation, du mépris et de l’exclusion matérielle.

Dans mon pays, la Mauritanie, la charia est travestie : à travers des livres scélérats en quoi le racisme primaire se pare de dévotion, un code d’esclavage se perpétue depuis plusieurs siècles et reste le corpus de la formation des magistrats, officiers de police judiciaire, imams et érudits.

Le gouvernement refuse de les interdire au motif qu’ils relèvent du fiqh sunnite malékite. Or, que valent une source de lois dès lors qu’elle consacre l’infériorité par ascendance ? Cette identité arabo-islamique, qui s’est bâtie longtemps sur notre souffrance et en décrète tardivement l’iniquité, nous ne voulons plus l’endosser. Nous sommes africains, fils de notre sujétion et aspirons à l’égalité. Cela nous suffit. Nul ne nous mentira plus derrière le paravent d’un parchemin.

On entend parler souvent d’esclavage moderne. Comment le définissez-vous ?

L’esclavage moderne est différent de l’esclavage traditionnel ; ce dernier persiste seulement dans les sociétés encore régies par l’anachronisme de la superstition coercitive. Sur toute la ligne de friction entre Arabo-berbères et Noirs, le long de l’espace sahélo-saharien, cette pratique imprègne l’ordre social et se répercute sur les unions matrimoniales, en favorisant une nette endogamie.

Il n’est pas non plus anecdotique, dans l’histoire récente, que des Noirs en réduisent d’autres à la condition servile par le seul fait de la force brute. Dans ce cas, la justification racialiste demeure d’une prégnance moindre.

Les esclaves hérités sont un bien meuble, au même titre que le bétail, comme nous l’expliquent les traités de juristes fameux. Ils se prêtent, se louent, se vendent ou se donnent en gage ; ils vivent et meurent astreints à des travaux durs de cuisine, de garde des troupeaux, de puisage de l’eau, sans oublier les tâches ménagères et, pour les nomades, la conduite de la caravane d’un point de chute au suivant.

Le maître peut jouir sexuellement de sa servante sans le consentement de celle-ci et garde la faculté de reconnaître le rejeton ou le maintenir esclave. Le châtiment par mutilation quelconque, voire castration, était rare et plutôt infâmant pour le propriétaire.

L’esclavage moderne sous-entend différentes formes d’exploitation de l’être humain. Quelles sont-elles ? Quels sont les pays en cause ? Quelles sont les principales victimes ?

Quand à l’esclavage moderne, il est lié aux contextes d’exception nés des guerres, de persécutions massives, de famines ou autres désastres naturels, qui obligent les gens à se déplacer en quête de sécurité physique ou alimentaire. Ces tentatives d’atteindre des lieux rassurants s’avèrent souvent une épreuve intenable.

Ici, les victimes, sous le coup de la nécessité, empruntent des pistes illégales qui les exposent au risque de succomber sous la pression de trafiquants. La condition finale se caractérise par le labeur «au noir», sans assurance ni rémunération, la prostitution forcée, le travail des enfants ou le prélèvement d’organes.

Où se situe le taux le plus élevé de l’esclavage dans le monde ?

Le taux le plus élevé d’esclavage dans le monde, sur l’échelle de la population, se trouve en République islamique de Mauritanie, pays saharien situé entre le Maroc et le Sénégal. Je vous l’expliquais plus haut. Les ONG anti-esclavagistes qui se réclament de la non-violence sont interdites d’activité, leurs membres persécutés, emprisonnés, torturés et lourdement condamnés.

Malgré le tableau sombre que corroborent les rapports et témoignages des associations internationales indépendantes, des organismes spécialisés de l’ONU et des chancelleries du monde dit libre, le pouvoir en Mauritanie bénéficie du soutien économique de l’Union européenne, militaire des Etats-Unis d’Amérique et diplomatique de l’Union africaine.

Vous êtes le premier à avoir porté le débat sur l’esclavagisme dans votre pays en créant l’IRA dès 2008. En 2012, vous brûliez publiquement d’anciens textes de jurisconsultes musulmans justifiants cette pratique. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Je ne suis pas le premier à avoir engagé le combat pour l’émancipation des miens, lequel date du milieu des années 1970, quand j’étais encore un enfant. Mes amis et moi nous nous réclamons de nos devanciers et prenons la relève ; d’autres suivront.

Depuis le 27 avril 2012, jour où j’ai détruit de manière volontaire, publique et symbolique des copies d’exégèse de Khalil ibn Ishagh, de Addassoughi, de Ibn Acher des siècles passés, les Hratin, en l’occurrence la moitié de la population de Mauritanie, auparavant tenus par des chaînes idéologiques et religieuses, se sont engagés dans une dissidence sociale envers leurs suzerains et dominateurs multiséculaires.

L’acte salvateur de l’incinération des codes d’esclavage a créé un déclic chez les dominés et entraîné une remise en cause de leur statut dans la société. La résignation face aux abus de leurs bourreaux s’est muée en colère sourde, je dirais une tension désormais indisponible à la complaisance.

Ces humains de mon sang de noir, naguère corvéables à merci et dociles à leur sort de paria, ne se perçoivent plus comptables d’une volonté et d’un commandement divins ; non, ils ont brisé les chaînes de l’imposture pour nourrir, enfin, les rangs du mouvement des droits civiques.

Toutes les conventions signées par la communauté internationale pour mettre fin à ce phénomène sont restées sans effet. L’esclavage continue de sévir. Il a juste changé de forme…

Dans la majorité des pays du monde, l’esclavage est très largement vaincu, du fait des luttes ; dans d’autres pas totalement, mais en voie. Persiste une troisième catégorie, à l’image de la Mauritanie et de quelques Etats du Sahel, où l’esclavage imprègne le mode de vie, notamment de la classe dirigeante. Patience, la roue des jours tourne !

Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi

source: cridem.org

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